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莫泊桑短篇小说-Miss Harriet

Miss Harriet
Auteur : Guy de Maupassant
Catégorie : Romans / Nouvelles
Nous étions sept dans le break, quatre femmes et trois hommes, dont un
sur le siège à c?té du cocher, et nous montions, au pas des chevaux, la
grande c?te où serpentait la route.
Licence : Domaine public
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I
Nous étions sept dans le break, quatre femmes et trois hommes, dont un
sur le siège à c?té du cocher, et nous montions, au pas des chevaux, la
grande c?te où serpentait la route.
Partis d'êtretat dés l'aurore, pour aller visiter les ruines de Tancarvilles,
noua somnolions encore, engourdis dans l'air frais du matin. Les femmes
surtout, peu accoutumées à ces réveils de chasseurs, laissaient à tout
moment retomber leurs paupières, penchaient la tête ou bien baillaient,
insensibles à l'émotion du jour levant. C'était l'automne. Des deux c?tés du
chemin les champs dénudés s'étendaient, jaunis par le pied court des
avoines et des blés fauchés qui couvraient le sol comme une barbe mal
rasée : La terre embrumée semblait fumer. Des alouettes chantaient en l'air,
d'autres oiseaux péfiaient dans les buissons.
Le soleil enfin se leva avant nous, tout rouge au bord de l'horizon ; et, à
mesure qu'il montait, plus clair de minute en minute, la campagne
paraissait s'éveiller, sourire, se secouer, et ?ter, comme une fille qui sort du
lit, sa chemise de vapeurs blanches. Le comte d'étraille, assis sur le siège,
cria, : “Tenez, un lièvre ”, et il étendait le bras vers la gauche, indiquant
une pièce de trèfle. L'animal filait, presque caché par ce champ, montrant
seulement ses grandes oreilles ; puis il détala à travers un labouré, s'arrêta,
repartit d'une course folle, changea de direction, s'arrêta de nouveau,
inquiet, épiant tout danger, indécis sur la route à prendre ; fuis il se remit à
courir avec de grands sauts de l'arrière?train, et il disparut dans un large
carré de betteraves. Tous les hommes s'éveillèrent, suivant la marche de la
bête.
René Lemanoir pronon?a : “Nous ne sommes pas galants, ce matin ”, et
regardant sa voisine, la petite baronne de Sérennes ; qui luttait contre le
sommeil, il lui dit à mi?voix : “ Vous pensez à votre mari, baronne.
Rassurez?vous, il ne revient que samedi. Vous avez encore quatre jours.”
Elle répondit avec un sourire endormi : “ Que vous êtes bête ! ” Puis,
secouant sa torpeur, elle ajouta : “Voyons, dites nous quelque chose pour
I
2

nous faire rire. Vous, monsieur Chenal, qui passez pour avoir eu plus de
bonnes fortunes que le duc de Richelieu, racontez une histoire d'amour qui
vous soit arrivée, ce que vous voudrez. ” Léon Chenal, un vieux peintre qui
avait été très beau, très fort, très fier de son physique, et très aimé, prit
dans sa main sa longue barbe blanche et sourit, puis, après quelques
moments de réflexion, il devint grave tout à coup. “ Ce ne sera pas gai,
mesdames ; je vais vou

s raconter le plus lamentable amour de ma vie, je
souhaite à mes amis de n'en point inspirer de semblable.”.
Miss Harriet
I
3

II
J'AVAIS alors vingt?cinq ans et je faisais le rapin le long des c?tes
normandes.
J'appelle “ faire le rapin ”, ce vagabondage sac au dos, d'auberge en
auberge, sous prétexte d'études et de paysages sur nature. Je ne sais rien de
meilleur que cette vie errante, au hasard. On est libre, sans entraves
d'aucune sorte, sans soucis, sans préoccupations, sans penser même au
lendemain. On va par le chemin qui vous pla?t, sans autre guide que sa
fantaisie, sans autre conseiller que le plaisir des yeux. On s'arrête parce
qu'un ruisseau vous a séduit, parce qu'on sentait bon les pommes de terre
frites devant la porte d'un h?telier : Parfois c'est un parfum de clématite qui
a décidé votre choix, ou l'oeillade na?ve d'une fille d'auberge. N'ayez point
de mépris pour ces rustiques tendresses. Elles ont une ame et des sens
aussi, ces filles, et des joues fermes et des lèvres fra?ches ; et leur baiser
violent est fort et savoureux comme un fruit sauvage. L'amour a toujours
du prix, d'où qu'il vienne. Un coeur qui bat quand vous paraissez, un oeil
qui pleure quand vous partez, sont des choses si rares, si douces, si
précieuses, qu'il ne les faut jamais mépriser.
J'ai connu les rendez?vous dans les fossés pleins de primevères, derrière
l'étable où dorment les vaches, et s?r la paille des greniers encore tièdes de
la chaleur du jour. J'ai des souvenirs de grosse toile grise sur des chairs
élastiques et rudes, et des regrets de na?ves et franches caresses, plus
délicates en leur brutalité sincère, que les subtils plaisirs obtenus de
femmes charmantes et distinguées.
Mais ce qu'on aime surtout dans ces courses à l'aventure, c'est la
campagne, les bois, les levers de soleil, les crépuscules, les clairs de lune.
Ce sont, pour les peintres, des voyages de noces avec là terre. On est seul
tout près d'elle dans ce long rendez?vous tranquille. On se couche dans
une prairie ; au milieu des marguerites et des coquelicots, et, les yeux
ouverts, sous une claire tombée de soleil, on regarde au loin le petit village
avec son clocher pointu qui sonne midi.
II
4

On s'assied au bord d'une source qui sort au pied d'un chêne, au milieu
d'une chevelure d'herbes frêles, hautes, luisantes de vie : On s'agenouille,
on se penche, on boit cette eau froide et transparente qui vous mouille la
moustache et le nez, on a boit avec un plaisir physique, comme si on
baisait la source, lèvre à lèvre. Parfois, quand on rencontre un trou, le long
de ces minces cours d'eau, on s'y plonge, tout nu, et on sent sur sa peau ; de
la tête aux pieds, comme une caresse glacée et délicieuse, le frémissement
du courant vif et léger. On est gai sur la colline, mélancolique au bord des
étangs, exalté lorsque le soleil se noie dans un océan de nuages sanglants et
qu'il je

tte aux rivières des reflets routes. Et, le soir, sous a lune qui passe au
fond du ciel , on songe à mille choses singulières qui ne vous viendraient
pas à l'esprit sous la br?lante clarté du jour.
Donc, en errant ainsi par ce pays même où nous sommes cette année,
j'arrivai un soir au petit village de Bénouville, sur la falaise, entre Yport et
êtretat. Je venais de Fécamp en suivant la c?te, la haute c?te droite comme
une muraille, avec ses saillies de rochers crayeux. tombant à pic dans la
mer. J'avais marché depuis le matin sur ce gazon ras, fin et souple comme
un tapis, qui pousse au bord de l'ab?me sous le vent salé du large. Et,
chantant à plein gosier, allant à grand pas, regardant tant?t la fuite lente et
arrondie d'une mouette promenant sur le ciel bleu, la courbe blanche de ses
ailes, tant?t, sur la mer verte, la voile brune d'une barque de pèche, j'avais
passé un jour heureux d'insouciance et de liberté.
On m'indiqua une petite ferme où on logeait des voyageurs, sorte d'auberge
tenue par une paysanne au milieu d'une cour normande entourée d'un
double rang de hêtres.
Quittant la falaise, je gagnai donc le hameau enfermé dans ses grands
arbres. et je me présentai chez la mère Lecacheur. C'était une vieille
campagnarde, ridée, sévère, qui semblait toujours recevoir les pratiques à
contrecoeur, avec une sorte de méfiance.
Nous étions en mai ; les pommiers épanouis couvraient la cour d'un toit de
fleurs parfumées, semaient incessamment une pluie tournoyante de folioles
roses qui tombaient sans fin sur les gens et sur l'herbe.
Je demandai : “Eh bien, madame Lecacheur, avez?vous une chambre pour
moi ?” étonnée de voir que je savais son nom, elle répondit : “ C'est selon,
tout est loué. On pourrait voir tout de même. ” .
Miss Harriet
II
5

En cinq minutes nous f?mes d'accord ; et je déposai mon sac sur le sol de
terre d'une pièce rustique, meublée d'un lit, de deux chaises, une table et
d'une cuvette. Elle donnait dans la cuisine, grande, enfumée, où les
pensionnaires prenaient leurs repas avec les gens de la ferme et la
patronne, qui était veuve.
Je me lavai les mains, puis je ressortis. La vieille faisait fricasser un poulet
pour le d?ner dans sa large cheminée où pendait sa crémaillère noire de
fumée.
“ Vous avez donc des voyageurs en ce moment ? ” lui dis?je. Elle
répondit, de son air mécontent : “J'ons eune dame, eune, Anglaise d'age.
Alle occupe l'autre chambre. ” J'obtins, moyennant une augmentation de
cinq sols par jour, le droit de manger seul dans la cour quand il ferait beau.
On mit donc mon couvert devant la porte, et je commen?ai à dépecer à
coups de dents les membres maigres de la poule normande en buvant du
cidre clair et en machant du gros pain blanc, vieux de quatre jours, mais
excellent..
Tout à coup, la barrière de bois qui donnait sur le chemin s'ouvrit, et une
étrange personne se dirigea v

ers la maison. Elle était très maigre, très
grande, tellement serrée dans un chale écossais à carreaux rouges, qu'on
l'e?t crue privée de bras si on n'avait vu une longue main para?tre à la
hauteur des hanches, tenant une ombrelle blanche de touriste. Sa figure de
momie, encadrée de boudins de cheveux gris roulés, qui sautillaient à
chacun de ses pas, me fit penser, je ne sais pourquoi, à un hareng saur qui
aurait porté des papillotes. Elle passa devant moi vivement, en baissant les
yeux, et s'enfon?a dans la chaumière.
Cette singulière apparition m'égaya ; c'était ma voisine assurément,
l'Anglaise d'age dont avait parlé notre h?tesse.
Je ne la revis pas ce jour?là. Le lendemain, comme je m'étais installé pour
peindre au fond de ce vallon charmant que vous connaissez et qui descend
jusqu'à êtretat, j'aper?us ; en levant les yeux tout à coup, quelque chose de
singulier dressé sur la crête du coteau ; on e?t dit un mat pavoisé.
C'était elle. En me voyant elle disparut.
Je rentrai à midi pour déjeuner et je pris place à la table commune, afin de
faire connaissance avec celle veille originale. Mais elle ne répondit pas à
mes politesses, insensible même à mes petits soins.
Miss Harriet
II
6

Je lui versais de l'eau avec obstination, je lui passais les plats avec
empressement. Un léger mouvement de tête, presque imperceptible, et un
mot anglais murmuré si bas que je ne l'entendais point, étaient ses seuls
remerciements.
Je cessai de m'occuper d'elle, bien qu'elle inquiétat ma pensée. Au bout de
trois jours j'en savais sur elle aussi long que Mme Lecacheur elle même.
Elle s'appelait Miss Harriet : Cherchant un village perdu pour y passer
l'été, elle s'était arrêtée à Bénouville, six semaines auparavant ; et ne
semblait point disposée à s'en aller. Elle ne partait jamais à table, mangeait
vite, tout en lisant un petit livre de propagande protestante. Elle en
distribuait à tout le monde, de ces livres : Le curé lui?même en avait re?u
quatre apportés par un gamin moyennant deux sous de commission. Elle
lisait quelquefois à notre h?tesse, tout à coup, sans que rien préparat cette
déclaration : “ Je aimé le Seigneur plus que tout : je le admiré dans toute sa
création, je le' doré dans toute son nature, je le porté toujours dans mon
coeur. ” Et elle remettait aussit?t à la paysanne interdite une de ses
brochures destinées à convertir l'univers.
Dans le village on ne l'aimait point. L'instituteur ayant déclaré : “ C'est une
athée”, une sorte de réprobation pesait sur elle. Le curé, consulté par Mme
Lecacheur, répondit : “ C'est une hérétique, mais Dieu ne veut pas la mort
du pécheur, et je la crois une personne d'une moralité parfaite. ” Ces mots “
athée ? hérétique ”, dont on ignorait le sens précis, jetaient des doutes dans
les esprits.
On prétendait en outre que l'Anglaise était riche et qu'e

lle avait passé sa vie
à voyager dans tous les pays du monde, parce que sa famille l'avait
chassée.
Pourquoi sa famille l'avait?elle chassée ? A cause de son impiété,
naturellement. C'était ; en vérité, une de ces exaltées à principes, une de
ces puritaines opiniatres comme l'Angleterre en produit tant, une de ces
vieilles et bonnes filles insupportables qui hantent toutes les tables d'h?te
de l'Europe, gatent l'Italie, empoisonnent la Suisse, rendent inhabitables les
villes charmantes de la Méditerranée, apportent partout leurs manies
bizarres, leurs moeurs de vestales pétrifiées, leurs toilettes indescriptibles
et une certaine odeur de caoutchouc qui ferait croire qu'on les glisse, la
nuit, dans un étui.
Miss Harriet
II
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Quand j'en apercevais une dans un h?tel, je me sauvais comme les oiseaux
qui voient un mannequin dans un champ. Celle?là cependant me paraissait
tellement singulière qu'elle ne me déplaisait point. Mme Lecacheur, hostile
par instinct à tout ce qui n'était pas paysan, sentait en son esprit borné une
sorte de haine pour les allures extatiques de la vieille fille. Elle avait trouvé
un terme pour la qualifier, un terme méprisant assurément, venu je ne sais
comment sur ses lèvres, appelé par je ne sais quel confus et mystérieux
travail d'esprit, Elle disait : “C'est une démoniaque” Et ce mot, collé sur cet
être austère et sentimental, me semblait d'un irrésistible comique. Je ne
l'appelais plus moi même que “ la démoniaque ”, éprouvant un plaisir dr?le
à prononcer tout haut ces syllabes en l'apercevant.
Je demandais à la mère Lecacheur : .“ Eh bien ; qu'est?ce que fait notre
démoniaque aujourd'hui ? ”
? Et la paysanne répondait d'un air scandalisé :
“ Croiriez?vous, monsieur, qu'all' a ramassé un crapaud dont on avait pilé
la patte, et qu'all' l'a portè dans sa chambre, et qu'all' l'à mis dans sa cuvette
et qu'all' y met un pansage comme à un homme. Si c'est pas une
profanation !”
? Une autre fois, en se promenant au pied de la falaise, elle avait acheté un
gros poisson qu'on venait de pécher, rien que pour le rejeter à la mer.
Et le matelot, bien que payé largement, l'avait injuriée à profusion, plus
exaspéré que si elle lui e?t pris son argent sans sa poche : Après un mois il
ne pouvait encore parler de cela sans se mettre en fureur et sans crier des.
outrages. Oh ! oui, c'était bien une démoniaque, Miss Harriet ; la mère
Lecacheur avait eu une inspiration de génie en la baptisant ainsi.
Le gar?on d'écurie, qu'on appelait Sapeur parce qu'il avait servi en Afrique
dans son jeune temps, nourrissait d'autres opinions. Il disait d'un air malin :
“ ?a est une ancienne qu'a fait son temps. ” Si la pauvre fille avait su ? La
petite bonne Céleste ne là servait pas volontiers, sans que j'eusse pu.
comprendre pourquoi.
Peut?être uniquement parce qu'elle était étrangère, d'une autre rac

e, d'une
autre langue, et d'une autre religion. C'était une démoniaque enfin !
Elle passait son temps à errer par la campagne, cherchant et adorant Dieu
dans la nature. Je la trouvai, un soir, à genoux dans un buisson.
Ayant distingué quelque chose de rouge à travers les feuilles, j'écartai les
Miss Harriet
II
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branches, et Miss Harriet se dressa, confuse d'avoir été vue ainsi, fixant sur
moi des yeux effarés comme ceux des chats?huants surpris en plein jour.
Parfois, quand je travaillais dans les rochers, je l'apercevais tout à coup sur
le bord de la falaise pareille à un signal de sémaphore. Elle regardait
passionnément la vaste mer dorée de lumière et le grand ciel empourpré de
feu. Parfois je la distinguais au fond d'un vallon, marchant vite, de son pas
élastique d'Anglaise ; et j'allais vers elle, attiré je ne sais par quoi,
uniquement pour voir son visage d'illuminée, son visage sec, indicible,
content d'une joie intérieure et profonde, Souvent aussi je la rencontrais au
coin d'une ferme, assise sur l'herbe ; sous l'ombre d'un pommier, avec son
petit livre biblique ouvert sur les genoux, et le regard flottant au loin.
Car je ne m'en allais plus, attaché dans ce pays calme par mille liens
d'amour pour ses larges et doux paysages. J'étais bien dans cette ferme
ignorée, loin de tout, près de la Terre, de la bonne, saine, belle et verte
terre que nous engraisserons nous?mêmes de notre corps, un jour. Et
peut?être, faut?il l'avouer, un rien de curiosité aussi me retenait chez la
mère Lecacheur. J'aurais voulu conna?tre un peu cette étrange Miss Harriet
et savoir ce qui se passe dans les ames solitaires de ces vieilles Anglaises
errantes.
Miss Harriet
II
9

III
Nous f?mes connaissance assez singulièrement. Je venais d'achever une
étude qui me paraissait crane, et qui l'était. Elle fut vendue dix mille francs
quinze ans plus tard. C'était plus simple d'ailleurs que deux et deux font
quatre et en dehors des règles académiques. Tout le c?té droit de ma toile
représentait une roche, une énorme roche à verrue si couverte de varechs
bruns, jaunes et rouges, sur qui le soleil coulait comme de l'huile. La
lumière, sans qu'on vit l'astre caché derrière moi, tombait sur la lierre et la
dorait de feu. C'était ?a. Un premier plan étourdissant de clarté, enflammé,
superbe.
A gauche la mer, pas la mer bleue, la mer d'ardoise, mais la mer de jade,
verdatre, laiteuse et dure aussi sous le ciel foncé. J'étais tellement content
de mon travail, que je dansais en le rapportant à l'auberge. J'aurais voulu
que le monde entier le v?t tout de suite. Je me rappelle que je le montrai à
une vache au bord d'un sentier, en lui criant :
“ Regarde ?a, ma vieille ! Tu n'en verras pas souvent de pareilles. ” .
En arrivant devant la maison, j'appelai aussit?t la mère Lecacheur en
braillant à tue?tête :
“ Ohé ! ohé ! La patronne, amenez?vous et

pigez?moi ?a. ” .
La paysanne arriva et considéra mon oeuvre de son oeil stupide qui ne
distinguait rien, qui ne voyait même pas si cela représentait un boeuf ou
une maison. Miss Harriet rentrait, et elle passait derrière moi juste au
moment où, tenant ma toile à bout de bras.
je la montrais à l'aubergiste. La démoniaque ne put pas ne pas la voir, car
j'avais soin de présenter la chose de telle, sorte qu'elle n'échappat point à
son oeil. Elle s'arrêta net, saisie, stupéfaite. C'était sa roche, parait?il, celle
où elle grimpait pour rêver à son aise.
Elle murmura un “ Ah !” britannique si accentué et si flatteur, que je me
tournai vers elle en souriant ; et je lui dis :
“ C'est ma dernière étude, mademoiselle. ” ?
Elle murmura, extasiée, comique et attendrissante : “ Oh ! monsieur, v?
III
10

comprené la nature ? d'une fa?on palpitante. ”
Je rougis, ma foi, plus ému par ce compliment que s'il f?t venu d'une reine.
J'étais séduit, conquis, vaincu. Je l'aurais embrassée, parole d'honneur ! Je
m'assis à table à c?té d'elle, comme toujours.
Pour la première fois elle parla, continuant à haute voix sa pensée : “ Oh !
j'aimé tant le nature !” Je lui offris du pain, de l'eau, du vin. Elle acceptait
maintenant avec un petit sourire de momie. Et je commen?ai à causer
paysage.
Après le repas, nous étant levés ensemble, nous nous mimes à marcher à
travers la cour ; puis attiré sans doute par l'incendie formidable que le
soleil couchant allumait sur la mer, j'ouvris la barrière qui donnait vers la
falaise, et nous voilà partis, c?te à c?te, contents comme deux personnes
qui viennent de se comprendre et de se pénétrer.
C'était un soir tiède, amolli ; un de ces soirs de bien?être où la chair et
l'esprit sont heureux. Tout est jouissance et tout est charme. L'air tiède,
embaumé, plein de senteurs d'herbes et de senteurs d'algues, caresse
l'odorat de son parfum sauvage, caresse le palais de sa saveur marine,
caresse l'esprit de sa douceur pénétrante. Nous allions maintenant au bord
de l'ab?me, au dessus de la vaste mer qui roulait, à cent mètres sous nous,
ses petits flots. Et nous buvions, la bouche ouverte et la poitrine dilatée, ce
souffle frais qui avait passé l'Océan et qui nous glissait sur la peau, lent et
salé par le long baiser des vagues.
Serrée dans son chale à carreaux, l'air inspiré, les dents au vent, l'Anglaise
regardait l'énorme soleil s'abaisser vers la mer. Devant nous, là\u8722Xbas, à la
limite de la vue, un trois?mats couvert de voiles dessinait sa silhouette sur
le ciel enflammé, et un vapeur, plus proche, passait en déroulant sa fumée
qui laissait derrière lui un nuage sans fin traversant tout l'horizon. Le globe
rouge descendait toujours, lentement.
Et bient?t il toucha l'eau, juste entière le navire immobile qui apparut,
comme dans un cadre de feu, au milieu de l'astre éclatant. Il

s'enfon?ait peu
à peu, dévoré par l'Océan. On le voyait plonger, diminuer, dispara?tre.
C'était fini. Seul le petit batiment montrait toujours son profil découpé sur
le fond d'or du ciel lointain. Miss Harriet contemplait d'un regard
passionné la fin flamboyante du jour. Et elle avait certes une envie
immodérée d'étreindre le ciel, la mer, tout l'horizon.
Miss Harriet
III
11

Elle murmura : “Ah ! j'aimé.. j'aimé.. j'aimé.. ” le vis une larme dans son
oeil. Elle, reprit : “ Je v?dré être une petite oiseau pour m'envolé dans le
firmament. ” Et elle restait debout, comme je l'avais vue souvent, piquée
sur la falaise, rouge aussi dans son chale de pourpre. J'eus envie de la
croquer sur mon album. On e?t dit la caricature de l'extase. Je me retournai
pour ne pas sourire.
Puis, je lui parlai peinture, comme j'aurais fait à un camarade, notant les
tons, les valeurs, les vigueurs, avec des termes du métier. Elle m'écoutait
attentivement, comprenant, cherchant à deviner le sens obscur des mots, à
pénétrer ma pensée.
De temps en temps elle pronon?ait : “ Oh ! je comprené, je comprené.
C'été très palpitante, ” Nous rentrames. Le lendemain, en m'apercevant,
elle vint vivement me tendre la main. Et nous f?mes amis tout de suite.
C'était une brave créature qui avait une sorte d'ame à ressorts, partant par
bonds. dans l'enthousiasme. Elle manquait d'équilibre, comme toutes les
femmes restées filles à cinquante ans. Elle semblait confite dans une
innocence rude ; mais elle avait gardé au coeur, quelque chose de très
jeune, d'enflammé. Elle aimait la nature et les bêtes, de l'amour exalté,
fermenté comme une boisson trop vieille, de l'amour sensuel qu'elle n'avait
point donné aux hommes. il est certain que la vue d'une chienne allaitant,
d'une jument courant dans un pré avec son poulain dans les jambes, d'un
nid d'oiseau plein de petits, piaillant ; le bec ouvert, la tête énorme, le corps
tout nu, la faisait palpiter d'une émotion exagérée.
Pauvres êtres solitaires, errants et tristes, des tables d'h?te, pauvres êtres
ridicules et lamentables, je vous aime depuis que j'ai connu celui?là ! Je
m'aper?us bient?t qu'elle avait quelque chose à me dire, mais elle n'osait
point, et je m'amusais de sa timidité. Quand je partais, le matin, avec ma
boite sur le dos, elle m'accompagnait jusqu'au bout du village, muette,
visiblement anxieuse et cherchant ses mots pour commencer. Puis elle me
quittait brusquement et s'en allait vite, de son pas sautillant. Un jour enfin,
elle prit courage : “ Je v?dré voir v? comment v? faites le peinture ? Volé
v? ? Je été très curieux. ” Et elle rougissait comme si elle e?t prononcé des
paroles extrêmement audacieuses : Je l'emmenai au fond du Petit?Val, où
je commen?ais une grande étude.
Elle resta debout derrière moi, suivant tous mes gestes avec une attention
Miss Harriet
III
12

conce

ntrée. Puis soudain, craignant peut?être de me gêner, elle me dit : “
Merci ” et s'en alla.
Mais en peu de temps elle devint plus familière et elle se mit à
m'accompagner chaque jour avec un plaisir visible. Elle apportait sous son
bras son pliant, ne voulant point permettre que je le prisse, et elle.
s'asseyait à mon c?té. Elle demeurait.là pendant des heures, immobile et
muette, suivant de l'oeil, le bout de mon pinceau dans tous ses
mouvements. Quand j'obtenais, par une large plaque de couleur posée
brusquement avec le couteau un effet juste et inattendu, elle poussait
malgré elle un petit “ Ah ” d'étonnement, de joie et d'admiration.
Elle avait un sentiment de respect attendri pour mes toiles, de respect
presque religieux pour cette reproduction humaine d'une parcelle de
l'oeuvre divine. Mes études lui apparaissaient comme des sorte de tableaux
de sainteté ; et parfois elle me parlait de Dieu, essayant de me convertir.
Oh ! c'était un dr?le de bonhomme que son bon Dieu, une sorte de
philosophe de village, ? sans grands moyens et sans grande puissance, car
elle se figurait toujours désolé des injustices commises sous ses yeux ?
comme s'il n'avait pas pu les empêcher. Elle était, d'ailleurs, en termes
excellents avec lui, paraissant même confidente de tes secrets et de ses
contrariétés. Elle disait : “ Dieu veut ” ou “ Dieu ne veut pas ”, comme un
serment qui annoncerait au conscrit que : “ Le colonel lui a ordonné. ” .
Elle déplorait du fond du coeur mon ignorance des intentions célestes
qu'elle s'effor?ait de me révéler ; et je trouvais chaque jour dans mes
poches, dans mon chapeau quand je le laissais par terre, dans ma boite à
couleurs, dans mes souliers cirés devant ma porte au matin, ces petites
brochures de piété qu'elle recevait sans doute directement du Paradis. Je la
traitais comme une ancienne amie, avec une franchise cordiale. Mais je
m'aper?us bient?t que ses allures avaient un peu changé. Je n'y pris pas
garde dans les premiers temps.
Quand je travaillais, soit au fond de mon vallon soit dans quelque chemin
creux, je la voyais soudain para?tre, arrivant de sa marche rapide et
scandée. Elle s'asseyait brusquement, essoufflée comme si elle e?t couru
ou comme Si quelque émotion profonde l'agitait. Elle était fort rouge
anglais qu'aucun autre peuple ne possède ; sans raison, elle palissait,
devenait couleur de terre et semblait près de défaillir. Peu à je la voyais
Miss Harriet
III
13

reprendre sa physionomie ordinaire et elle se mettait à parler. Puis tout à
coup, elle laissait une phrase au milieu, se levait et se sauvait si vite et si
étrangement que je cherchais si je n'avais rien fait qui p?t lui déplaire ou la
blesser. Enfin je pensai que ce devaient être là ses allures normales, un peu
modifiées sans doute en mon honneur dans les premiers temps de notre
connaissance.
Quand elle rentrait à la ferme apr

ès des heures de marche sur la c?te battue
du vent, ses longs cheveux tordus en spirales s'étaient souvent déroulés et
pendaient comme si leur ressort e?t été cassé. Elle ne s'en inquiétait guère,
autrefois, et s'en venait d?ner sans gène, dépeignée ainsi par sa soeur la
brise. Maintenant elle montait dans sa chambre pour ajuster ce que
j'appelais ses verres de lampe ; et quand je lui disais avec une galanterie
familière qui la scandalisait toujours : “ Nous êtes belle comme un astre
aujourd'hui, Miss Harriet ”, un peu de sang lui montait aussit?t aux joues,
du sang de jeune fille, du sang de quinze ans.
Puis elle redevint tout à fait sauvage et cessa de venir me voir peindre. Je
pensai : “ C'est une crise, cela se passera. ” Mais cela ne se. passait point.
Quand je lui parlais, maintenant, elle me répondait, soit avec une
indifférence affectée, soit avec une irritation sourde. Et elle avait des
brusqueries, des impatiences, des nerfs. Je ne l'apercevais qu'au repas et
nous ne causions plus guère. Je pensai vraiment que je l'avais froissée en
quelque chose ; et je. lui demandai un soir : “Miss Harriet, pourquoi
n'êtes?vous plus avec moi comme autrefois ?
Qu'est?ce que j'ai fait pour vous déplaire ? Vous me causez beaucoup de
peine !” Elle répondit, avec un accent de colère tout à fait dr?le : “ J'été
toujours avec v? le même qu'autrefois. Ce n'été pas vrai, pas vrai”, et elle
courut , s'enfermer. dans sa chambre.
Elle me regardait par moments d'une étrange fa?on. Je me suis dit souvent
depuis ce temps que les condamnés à mort doivent regarder ainsi quand on
leur annonce le dernier jour. il y avait dans son oeil une espèce de folie,
une folie mystique et violente ; et autre chose encore, une fièvre, un désir
exaspéré, impatient et impuissant de l'irréalisé et de l'irréalisable ! Et il me
semblait qu'il y avait aussi en elle un combat où son coeur luttait contre
une force inconnue qu'elle voulait dompter, et peut?être encore autre
chose.. Que sais?je ? que sais?je ?
Miss Harriet
III
14

IV
15

IV
CE fut vraiment une singulière révélation.
Depuis quelque temps je travaillais chaque matin, dès. l'aurore, à un
tableau dont voici le sujet :
Un ravin profond, encaissé, dominé par deux talus de ronces et d'arbres
s'allongeait, perdu, noyé dans cette vapeur laiteuse, dans cette ouate qui
flotte parfois sur les vallons, au lever du jour : Et tout au fond de cette
brume épaisse et transparente, on voyait venir, ou plut?t on devinait un
couple humain, un gars et une fille, embrassés, enlacés, elle la tête levée,
vers lui, lui penché vers elle, et bouche à bouche. Un premier rayon de
soleil, glissant entre les branches, traversait ce brouillard d'aurore,
l'illuminait d'un reflet rose derrière les rustiques amoureux, faisait passer
leurs ombres vagues dans une clarté argentée. C'était bien, ma foi, fort
bien.
Je tr

availlais dans la descente qui mène au petit val d'êtretat. J'avais par
chance, ce matin?là, la buée flottante. qu'il me fallait quelque chose se
dressa devant moi,.comme un fant?me : c'était Miss Harriet. En me voyant
elle voulut fuir. Mais je l'appelai, criant : “ Venez, venez donc,
mademoiselle, j'ai un petit tableau pour vous. ” Elle s'approcha comme à
regret Je lui tendis mon esquisse. Elle ne dit rien, mais elle demeura
longtemps immobile à retarder, et brusquement elle se mit à pleurer. Elle
pleurait avec des spasmes nerveux comme les gens qui ont beaucoup lutté
contre les larmes, et qui ne peuvent plus, qui s'abandonnent en résistant
encore. Je me levai d'une secousse, ému moi?même de ce chagrin que je
ne comprenais pas, et lui pris les mains par un mouvement d'affection
brusque, un vrai mouvement de Fran?ais qui agit plus vite qu'il ne pense.
Elle laissa quelques secondes ses mains dans les miennes, et je les sentis
frémir comme si tous ses nerfs se fussent tordus. Puis elle les retira
brusquement, ou plut?t, les arracha. Je l'avais reconnu, ce frisson?là, pour
l'avoir déjà senti ; et rien ne m'y tromperait. Ah ! le frisson d'amour d'une
femme, qu'elle ait quinze ou cinquante ans, qu'elle soit du peuple ou du
IV
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monde, me va si droit au coeur que je n'hésite jamais à le comprendre.
Tout son pauvre être avait tremblé, vibré, défailli. Je le savais. Elle s'en
alla sans que j'eusse dit un mot, me laissant surpris comme devant un
miracle, et désolé comme si j'eusse commis un crime.
Je ne rentrai pas pour déjeuner. J'allai faire un tour au bord de la falaise ;
ayant autant envie de pleurer que de rire, trouvant l'aventure comique et
déplorable, me sentant. ridicule et la jugeant malheureuse à devenir folle. :
Je me demandais ce que je devais faire. Je jugeai, que je n'avais pus qu'à
partir, et j'en pris tout de suite la résolution.
Après avoir vagabondé.jusqu'au d?ner, un peu triste, un peu rêveur, je
rentrai à l'heure de la soupe.
On se mit à table comme de coutume. Miss. Harriet était là, mangeait
gravement, sans parler à personne et sans lever les yeux. Elle avait
d'ailleurs son visage et son allure ordinaires. J'attendis la fin du repas, puis,
me tournant vers la patronne : “ Eh bien, madame Lecacheur, je ne vais pas
tarder à vous quitter. ” .
La bonne femme, surprise et chagrine, s'écria de sa voix tra?nante : “Qué
qu' vous dites là, mon brave monsieur ? vous allez nous quitter ! J'étions si
bien accoutumés à vous !” . Je regardai de coin Miss Harriet ; sa figure
n'avait point tressailli. Mais Céleste, la petite bonne, venait de lever ses
yeux vers moi. C'était une grosse fille de dix?huit ans, rougaude, fra?che,
forte comme un cheval, et propre, et chose rare. Je l'embrassais quelquefois
dans les coins, bar habitude de coureur d'auberges, rien de plus.
? Et le d?ner s'acheva.
J'allai fumer ma pipe sous les pommiers

, en marchant de long en large,
d'un bout à l'autre de la cour. Toutes ces réflexions que j'avais faites dans
.le jour, l'étrange découverte du matin, cet amour grotesque et passionné
attaché à moi, des souvenirs venus à la suite de cette révélation, des
souvenirs charmants et troublants, peut?être aussi ce regard de servante
levé sur moi à l'annonce de mon départ, tout Cela mêlé, combiné, me
mettait maintenant une humeur gaillarde au corps, un picotement de
baisers sur les lèvres, et, dans les veines, ce je ne sais quoi qui pousse à
faire des bêtises.
La nuit venait, glissant son ombre sous les arbres et j'aper?us Céleste qui
s'en allait fermer le poulailler de l'autre c?té de l'enclos. Je m'élan?ai,
Miss Harriet
IV
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courait à pas si légers qu'elle n'entendit rien, et comme elle se relevait,
après avoir baissé la petite trappe par où entrent et sortent les poules ; je la
saisis à pleins bras, jetant sur sa figure large et grasse une grêle de
caresses. Elle se débattait, riant tout de même, accoutumée à cela.
Pourquoi l'ai?je lachée vivement ? Pourquoi me suis?je retourné d'une
secousse ? Comment ai?je senti quelqu'un derrière moi ?
C'était Miss Harriet qui rentrait, et qui nous avait, vus, et qui restait
immobile comme en face d'un spectre. Puis elle disparut dans la nuit.
Je revins honteux, troublé, plus désespéré d'avoir été surpris ainsi par elle
que si elle m'avait trouvé commettant quelque acte criminel. Je dormis
mal, énervé à l'excès, hanté de pensées tristes. il me sembla entendre
pleurer.
? Je me trompais sans doute. Plusieurs fois aussi je crus qu'on marchait
dans la maison et qu'on ouvrait la porte du dehors.
Vers le matin la fatigue m'accablant, le sommeil enfin me saisit. Je
m'éveillai tard et ne me montrai que pour le déjeuner confus encore, ne
sachant quelle contenance garder. On n'avait point aper?u Miss Harriet. On
l'attendit ; elle ne parut pas.
? La mère Lecacheur entra dans sa chambre, l'Anglaise était partie : Elle
avait d? même sortir dès l'aurore, comme elle sortait souvent, pour voir se
lever le soleil ;
On ne s'en étonna point et on se mit à manger en silence. il faisait chaud,
très chaud, c'était un de ces jours br?lants et lourds où pas une feuille ne
remue. On avait tiré la table dehors, sous un pommier ; et de temps en
temps Sapeur allait remplir au cellier la cruche de cidre, tant on buvait.
Céleste apportait les plats de la cuisine, un rago?t de mouton aux pommes
de terre, un lapin sauté et une salade. Puis elle posa devant nous une
assiette de cerises, les premières de la saison.
Voulant les laver et les rafra?chir, je priai la petite bonne d'aller me tirer, un
seau d'eau bien froide. Elle revint au bout de cinq minutes en déclarant que
le puits était tari. Ayant laissé descendre toute la corde, le seau avait
touché le fond, puis il était remonté vide. La mère Lecacheur vo

ulut se
rendre compte par elle?même, et s'en alla regarder le trou.
Elle revint en annon?ant qu'on voyait bien quelque chose dans son puits,
quelque chose qui n'était pas naturel. Un voisin sans doute y avait jeté des
Miss Harriet
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bottes de paille, par vengeance.
Je voulus aussi regarder, espérant que je saurais mieux distinguer, et je me
penchai sur le bord.
J'aper?us vaguement un objet blanc. Mais quoi ?
J'eus alors l'idée de descendre une lanterne au bout d'une corde. La lueur
jaune dansait sur les parois de pierre, s'enfon?ant peu à peu. Nous étions
tous les quatre inclinés sur l'ouverture, Sapeur et Céleste nous ayant
rejoints. La lanterne s'arrêta au?dessus d'une masse indistincte, blanche et
noire, singulière, incompréhensible. Sapeur s'écria :
“ C'est un cheval. Je vé le sabot. Y s'ra tombé c'te nuit après s'avoir écapé
du pré. ” Mais soudain, je frissonnai jusqu'aux moelles. Je venais de
reconna?tre un pied, puis une jambe dressée ; le corps entier et l'autre
jambe disparaissaient sous l'eau. Je balbutiai, très bas, et tremblant si fort
que la lanterne dansait éperdument au?dessus du soulier :
“ C'est une femme qui.. qui.. qui est là\u8722Xdedans. ; c'est Miss Harriet. ”
Sapeur seul ne sourcilla pas. il en avait vu bien d'autres en Afrique ! .
La mère Lecacheur et Céleste se mirent à pousser des cris per?ants, et elles
s'enfuirent en courant.
? il fallut faire le sauvetage de la morte. J'attachai solidement le valet par
les reins et je le descendis ensuite au moyen de la poulie, très lentement, en
le regardant s'enfoncer dans l'ombre. il tenait aux mains la lanterne et une
autre corde. Bient?t sa voix, qui semblait venir du centre de la terre, cria :
“ Arrêtez ” ; et je le vis qui repêchait quelque chose dans l'eau, l'autre
jambe, puis il ligatura les deux pieds ensemble et cria de nouveau : “Halez.
” Je le fis remonter ; mais je me sentais les bras cassés, les muscles mous,
j'avais peur de lacher l'attache et de laisser retomber l'homme. Quand sa
tête apparut à la margelle, je demandai : “.Eh bien ? ” comme si je m'étais
attendu à ce qu'il me donnat des nouvelles de celle qui était là, au fond.
Nous montames tous deux, sur la pierre du rebord et, face à face, penchés
sur l'ouverture, nous nous mimes à hisser, le corps. La mère Lecacheur et
Céleste nous guettaient de loin, cachées derrière le mur de la maison.
Quand elles aper?urent, sortant du trou, les souliers noirs et les bas blancs
de la noyée, elles disparurent Sapeur saisit les chevilles, et l'on la tira de là,
la pauvre et chaste fille, dans la posture la plus immodeste. La tête était
affreuse, noire et déchirée ; et ses longs cheveux gris, tout à fait dénoués,
Miss Harriet
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déroulés pour toujours, pendaient, ruisselants et fangeux. Sapeur pronon?a
d'un ton de mépris :
“ Nom d'un nom, qu' all' est maigre ! ” .
Nous la p

ortames dans sa chambre, et comme les deux femmes ne
paraissaient point, je fis sa toilette mortuaire avec le.valet d'écurie.
Je lavai sa triste face décomposée. Sous mon doigt un oeil s'ouvrit un peu,
qui me regarda de ce regard pale, de ce regard froid, de ce regard terrible
des cadavres, qui semble venir de derrière la vie.
Je soignai comme je le pus ses cheveux répandus, et, de mes mains
inhabiles, j'ajustai sur son front une coiffure nouvelle et singulière. Puis
j'enlevai ses vêtements trempés d'eau, découvrant un peu, avec honte,
comme si j'eusse commis une profanation, ses épaules et sa poitrine, et ses
longs bras aussi minces que des branches.
Puis, j'allais chercher des fleurs, des coquelicots, des bleuets, des
marguerites et de l'herbe fra?che et parfumée, dont je couvris sa couche
funèbre. Puis il me fallut remplir les formalités d'usage, étant seul auprès
d'elle. Une lettre trouvée dans sa poche, écrite au dernier moment,
demandait qu'on l'enterrat dans ce village où s'étaient passés ses derniers
jours. Une pensée affreuse me serra le coeur.
N'était?ce point à cause de moi qu'elle voulait rester en ce lieu ? .
Vers le soir, les commères du village s"en vinrent pour contempler la
défunte ; mais j'empêchai qu'on entrat ; je voulais rester seul près d'elle ; et
je veillai toute la nuit. Je la regardais à la lueur des chandelles, la misérable
femme inconnue à tous, morte si loin, et lamentablement. Laissait?elle
quelque part des amis, des parents ? Qu'avaient été son enfance, sa vie ?.
D'où venait?elle ainsi, toute seule, errante, perdue, comme un chien chassé
de sa maison ?
? Quel secret de souffrance et de désespoir était enfermé dans ce corps
disgracieux, dans ce corps porté, ainsi qu'une tare honteuse, durant toute
son existence, enveloppe ridicule qui avait chassé loin d'elle toute affection
et tout amour ? .
Comme il y a des êtres malheureux !. Je sentais peser sur cette créature
humaine l'éternelle injustice de l'implacable nature ! C'était fini pour elle ;
sans que, peut?être, elle e?t jamais eu ce qui soutient les plus déshérités,
l'espérance d'être aimée, une fois. Car pourquoi se cachait?elle ainsi,
Miss Harriet
IV
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fuyait?elle les autres ? Pourquoi aimait?elle d'une tendresse si passionnée.
toutes les choses et tous les êtres vivants qui ne sont point des hommes ?
Et je comprenais qu'elle cr?t à Dieu, celle?là, et qu'elle e?t espéré ailleurs
la compensation de sa misère. Elle allait maintenant se décomposer et
devenir plante à son tour. Elle fleurirait au soleil, serait broutée par les
vaches, emportée en graine par les oiseaux, et, chair des bêtes, elle
redeviendrait de la chair humaine. Mais ce qu'on appelle l'ame s'était éteint
au fond du puits noir. E le ne souffrait plus. Elle avait changé sa vie contre
d'autres vies qu'elle ferait na?tre. Les heures passaient dans ce tête?à\u872

2Xtête.
Sinistre et silencieux. Une lueur pale annon?a l'aurore, puis un rayon rouge
glissa jusqu'au lit, mit une barre de feu sur les draps ,et sur ses mains.
C'était l'heure qu'elle aimait tant. Les oiseaux réveillés chantaient dans les
arbres.
J'ouvris toute grande la fenêtre, j'écartai les rideaux pour que le ciel entier
nous v?t, et, me penchant sur le cadavre glacé, je pris dans mes mains la
tête défigurée, puis, lentement, sans,terreur et sans dégo?t, je mis un
baiser, un long baiser, sur ces lèvres qui n'en avaient jamais re?u.
Léon Chenal se tut. Les femmes pleuraient. On entendait sur le siège, le
comte d'étraille se moucher coup sur coup. Seul le cocher sommeillait. Et
les chevaux, qui ne sentaient plus le fouet, avaient ralenti leur marche,
tiraient mollement. Et le break n'avan?ait plus qu'à peine, devenu lourd
tout à coup comme s'il e?t été chargé de tristesse.
Miss Harriet
IV
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